L’inimitié d’une bonne partie des médias, une crise politique qui tourne au blocage institutionnel, une situation sociale explosive, un fiasco économique obligeant à des mesures drastiques à court terme… Comme si cela n’était pas suffisant, le bouillant José Sócrates (mollement réélu aux législatives de septembre 2009) doit désormais affronter une fronde du Parlement qui pourrait le forcer à la démission ou amener sa famille socialiste à lui trouver un successeur à la tête du gouvernement. Aujourd’hui commencent à Lisbonne les travaux d’une commission d’enquête parlementaire qui, pour la première fois depuis la fin de la dictature de Salazar, implique directement un Premier ministre. Et va le contraindre à comparaître physiquement, au mieux par écrit. «Le Portugal est un bateau ivre dans lequel le capitaine est le plus suspect de tout l’équipage», a asséné un chroniqueur de la chaîne privée SIC.
D’après les économistes, de tous les pays européens au bord du «décrochage», le Portugal est certainement le maillon le plus faible. Plus encore que la Grèce, le petit pays ibérique souffre de maux structurels, d’exportations en berne, d’une dette extérieure record et d’un déficit public de 9,3%. Bruxelles attend de Lisbonne des mesures concrètes pour respecter le «plan d’austérité» auquel José Sócrates s’est engagé. Mais ces mesures, qui promettent d’être draconiennes, se font attendre… D’autant que José Sócrates est encore affaibli par ses problèmes politico-judiciaires.
«réformateur». Ce qui ressemble fort à un procès politique est lié à un supposé cas d’interventionnisme. Pendant deux mois, un groupe de députés tentera de faire la lumière sur le rôle qu’a joué José Sócrates dans la tentative du géant Portugal Telecom (PT, contrôlé par le gouvernement socialiste) de racheter la télévision TVI, hostile au pouvoir. Il s’agit en somme de savoir si le leader socialiste a manœuvré pour placer la chaîne sous son joug. En juin 2009, devant le Parlement, Sócrates avait solennellement assuré ne rien savoir de telles tractations. Si cette commission d’enquête, qui va auditionner des dizaines de témoins, fait la preuve que le Premier ministre a menti, les jours de celui qui promettait de «transformer le Portugal en profondeur» seront comptés.
«Alors qu’il a pu être une partie de la solution pour le pays, Sócrates est aujourd’hui une partie du problème», résume José Manuel Fernandes, ancien directeur du quotidien de référence Público, dont le départ tient à ses relations tendues avec le leader socialiste. Comme d’autres nombreux détracteurs, Fernandes reconnaît que le tonitruant Sócrates a été, au début de son premier mandat - de 2005 à 2007 -, un chef de gouvernement courageux, qui a ramené un gros déficit à 3% (aujourd’hui de nouveau autour de 10%), réformé le système des retraites (âge légal et temps de cotisation augmentés), accru les recettes fiscales, créé 150 000 emplois, fait le ménage au sein de la haute administration… «Un bon bilan de réformateur volontariste, qui a su contenir à sa gauche et rassurer à sa droite, dit le politologue Manuel Villaverde Cabral. Il a mis à la porte pas mal de gens dans les hautes sphères, qui sont aujourd’hui autant d’ennemis.» Mais, si José Sócrates est autant ébranlé, c’est aussi parce que son parcours est jalonné de zones d’ombres et d’agissements suspects.
Depuis ses premiers pas municipaux dans la région de Beira Baixa, à l’est du pays, il a été mêlé à une dizaine de scandales. Un diplôme d’ingénieur obtenu dans des conditions suspectes, des permis de construire douteux accordés au sein de la municipalité de Castelo Branco, l’affaire «Face occulte» (des écoutes téléphoniques le lient avec un homme d’affaire véreux ayant un quasi-monopole sur les friches industrielles)… Ou encore l’affaire «Freeport», une société britannique ayant installé un centre commercial à Alcochete, en banlieue de Lisbonne, sur un terrain protégé… grâce au feu vert de Sócrates, alors ministre de l’Environnement ! «En réalité, à chaque fois, il n’y a aucune preuve formelle, dit José Manuel Fernandes. Mais rien n’est vraiment clair avec lui.»
jeune loup. Energique et charismatique, doté d’une audace qui a électrisé une vie politique ankylosée, José Sócrates apparaît aussi comme un leader intransigeant, autoritaire et irascible, dont l’ambition dévorante en irrite plus d’un. «Son parcours, c’est celui d’un jeune loup sans idéologie, opportuniste, un pur produit d’appareil qui a escaladé les échelons la tête froide, le décrit Fernando Rosas, historien et député du Bloc de gauche. Il a toujours eu un côté borderline. Et puis ses accès d’autoritarisme lui valent une piteuse image dans des médias qui ne sont pas tendres avec lui.» Sócrates le leur rend bien : plusieurs journalistes de télé vedettes (Mário Crespo, Manuela Guedes…) ont dénoncé «la censure» exercée sur eux par le Premier ministre. Une commission d’éthique s’est mise en place en janvier pour éclaircir la question. «L’un des grands problèmes de Sócrates, c’est qu’il a perdu le soutien des élites, analyse José Manuel Fernandes, l’ancien patron de Público. On ne lui fait plus confiance, tout le monde a peur d’être trompé par ce personnage trouble et ambigu.»
Dans un sérail politique dominé par des doctores, ce socialiste sans titre prestigieux agace et rompt avec le statu quo. A la manière d’un Sarkozy portugais, Sócrates est un fonceur, un communicateur zélé qui a phagocyté son parti et personnalisé à l’extrême l’exercice du pouvoir. Autres similitudes : il ne craint pas de tailler dans le vif, supporte mal les critiques, perd facilement ses nerfs et cultive la perméabilité entre la sphère politique et celle des affaires - à l’instar de Jorge Coelho, un de ses proches, ancien ministre socialiste entré avec sa bénédiction dans le conseil d’administration du géant du BTP Mota-Engil.
A force de jouer avec le feu, José Sócrates se retrouve-t-il sur un siège éjectable, six mois seulement après sa difficile réélection (une courte majorité au Parlement) et alors que sa cote de popularité chute allègrement ? «A priori, tous les éléments l’accablent, explique Ricardo Costa, directeur adjoint de l’hebdo Expresso.Heureusement pour lui, les circonstances le protègent.» De l’avis général, le président de la République, Cavaco Silva, mentor du grand parti de la droite (PSD), n’a pas intérêt à convoquer des élections anticipées. Par souci de stabilité institutionnelle, et aussi parce qu’un scrutin aujourd’hui ne changerait sûrement pas beaucoup la donne. Jusqu’à janvier 2011, date de la présidentielle, Sócrates ne risque donc pas sa peau. Sauf si, bien sûr, la commission d’enquête parlementaire qui s’ouvre aujourd’hui exige sa démission.
sacrifices. Même s’il reste en place, tous lui pronostiquent toutefois un chemin de croix jusqu’à la fin 2010. Après avoir concédé des largesses sociales, Sócrates va devoir appliquer d’ici peu le plan d’austérité dicté par Bruxelles via des coupes claires dans les dépenses sociales (santé, indemnités chômage, subventions, accès au RMI…). «Depuis dix ans, le pouvoir exige que les Portugais fassent des sacrifices, explique Manuel Villaverde Cabral, le politologue. Je ne crois pas qu’ils supporteront plus longtemps.»
José Sócrates, pris entre l’enclume sociale et le marteau financier ? «Il est pieds et poings liés, renchérit José Manuel Fernandes. Le modèle industriel portugais, vieux de cinquante ans, est moribond, et rien ne le remplace. Le pays ne produit qu’entre 30 et 40% de ce qu’il consomme. La marge de manœuvre de Sócrates est très faible.»
Pourra-t-il rebondir ? Ricardo Costa, de l’Expresso, et d’autres observateurs en sont convaincus : «Ce type a plus de vies qu’un chat. Il est très dur, très résistant, il sait encaisser les coups. Une vraie bête politique qui sait sortir ses griffes lorsqu’il est le plus affaibli.»